CONCERT DU VENDREDI-SAINT 10 AVRIL 2020

BEETHOVEN

A l’occasion du 250e anniversaire de la naissance de Ludwig van Beethoven, le Chœur de la cathédrale rendra hommage au compositeur à travers trois œuvres chorales emblématiques : son unique Oratorio Christus am Oelberge, l’Opferlied op 121b  et son Ode à la Joie. Trois oeuvres qui résument à elles seules tout le parcours d’un homme, qui, de manière héroïque a surmonté  le désespoir, le sacrifice, et la souffrance par la Joie. En 1810, dans une lettre à Bettina, il écrit : « Qui pénètre le sens de ma musique doit s’affranchir de toutes les misères ».

Beethoven en 1801

Christus am Oelberge, composé en 1801 et donné à Vienne en 1803, s’inscrit dans cette période de trouble extrême où, depuis l’âge de 27 ans, en pleine ascension musicale, le compositeur – sacré meilleur pianiste virtuose de son temps par les Viennois – se met à souffrir de bruissements d’oreilles nuit et jour. Après en avoir gardé longtemps le secret, il se confie alors pour la première fois à deux de ses meilleurs amis :

Mon cher, mon bon, mon affectueux Amenda,… Ton Beethoven est profondément malheureux. Sache que la plus noble partie de moi-même, mon ouïe, a beaucoup baissé .

Et à Wegeler :

… Je mène une vie misérable. Depuis deux ans, j’évite toutes les sociétés, parce qu’il ne m’est pas possible de causer avec les gens : je suis sourd. Si j’avais quelque autre métier, cela serait encore possible ; mais dans le mien, c’est une situation terrible. Que diraient de cela mes ennemis, dont le nombre n’est pas petit !…

Accablé par ses souffrances physiques comme par des amours déçues, tout près de renoncer à la vie, il écrit son Testament à Heiligenstadt en 1802. Nous y lisons :

O Providence, fais-moi apparaître une fois un jour, un seul jour de vraie joie ! Il y a si longtemps que le son profond de la vraie joie m’est étranger. Quand, oh ! Quand, mon Dieu, pourrai-je la rencontrer encore ?… Jamais ? — Non, ce serait trop cruel !

CHRISTUS AM OELBERGE op. 85

Ayant manifesté son génie dans quasi tous les genres, Beethoven ne laissera cependant qu’un seul ballet – les créatures de Prométhée -, un seul opéra et un unique oratorio. Composé sur un texte de Franz Xaver Huber, l’oratorio fut présenté au public le 5 avril 1803 au Theater An der Wien, l’année de ses 33 ans. Au programme figuraient également sa deuxième symphonie et son troisième concerto pour piano en ut mineur, unique concerto conçu dans une tonalité mineure. Comme il le décrit lui-même :

La première de mes œuvres dans ce genre a été écrite en 14 jours, parmi tout le tumulte et tous les désagréments et angoisses possibles, alors que mon frère était mortellement malade.

Remanié à deux reprises, en 1804, puis en 1811, l’oratorio fut publié sous l’opus 85, version que nous interpréterons. Dès lors, redonné à plusieurs reprises, il connut un vrai succès. Ecrit pour orchestre, chœur, ténor (le Christ), baryton (Pierre) et soprano (Séraphin), le Christ au Mont des oliviers se compose de 6 parties.

Suivant ses sentiments, et dans toute la conception de l’œuvre, Beethoven nous décrit ici le Christ comme véritable héros d’un drame humain. L’écriture est lyrique et tourmentée, plus proche de l’opéra que de l’oratorio. L’architecture suit l’action plutôt que l’alternance traditionnelle entre les récitatifs et les airs. Qui plus est, le rôle-titre, soit celui du Christ, d’ordinaire confié dans les passions classiques à une basse, l’est ici à un ténor, ce qui en accentue assurément l’effet opératique et dramatique.

Dès l’Introduzione, au no 1, l’orchestre symphonique au grand complet joue de toutes ses couleurs pour donner le ton dans un Grave profond en mi bémol mineur, soit une tonalité avec six bémols – que des touches noires, dirait un pianiste ! Toutefois, dès que le soliste intervient pour s’adresser au Père, « Oh Vater ! Ich erschein auf diesen Ruf » , la tonalité de mi bémol mineur se convertit en mi bémol majeur, tonalité à trois bémols, connue pour porter le symbole de la trinité. « Meine Seele ist erchüttert » sera alors le thème d’un long monologue angoissé du Christ pour aboutir à cette supplication infinie : « et si cette coupe pouvait passer loin de moi ! »

Intervient au no 2 un ange, Serafin, qui métamorphosera les trois bémols en trois dièses, puis louera la force et le courage de celui qui acceptera de mourir pour délivrer les humains. Avec Serafin, soprano à la fois lyrique et légère, on touche presque le ciel en lumière et en vocalises. Suit un chœur d’anges, « O Heil, euch, Ihr Erlösten », célébrant les vertus de l’acceptation avant que d’aborder dans un allegro molto, chromatique et dramatique, un passage sévère en forme d’avertissement à celles et ceux qui agissent contre les lois divines : « Doch Weh die frech entehen dises Lehre, Verdammung ist ihr Los ». Cette sentence est appuyée par une séquence remarquable de tremblements orchestraux véhéments et menaçants.

Au no 3, un duo romantique, dans la tonalité de la bémol majeur, entre l’ange et le Christ, chante certes l’intensité de l’angoisse du Christ, mais surtout la force bien plus grande de «l’Amour avec lequel Son cœur embrasse le monde». Après ce duo quasi mystique, nous entrons avec le no 4 dans l’épisode traditionnel de l’arrestation de Jésus avec l’arrivée du Chœur de guerriers : « Wir haben ihn gesehen nach diesem Berge gehen ». Suit au no 5 un épisode rythmique d’une réelle violence : « Saisissez-le !». Puis, au no 6, un étonnant trio qui met en musique la colère de Pierre, tandis qu’il prend la mesure des conséquences dramatiques de sa lâcheté. Ce trio de la colère de Pierre en si bémol majeur est synchrone avec les mélodies que chantent l’ange et le Christ pour invoquer le pardon : « liebet jenen der euch hasset », « aimez ceux qui vous haïssent ». Entre à ce moment le Chœur des disciples en dialogue contrasté avec le Chœur des guerriers, se concluant avec ces paroles du Christ : «Voici que bientôt tout sera accompli». C’est dans un final en do majeur, « à la Haydn », que chantent alors les anges : « Welten singen Lob und Ehre », puis «Lobet ihn, ihr Engelchöre», pour célébrer le sacrifice héroïque du Christ, dans une écriture qui n’est pas sans rappeler quelques pages de la Création, une œuvre très en vogue à Vienne à cette époque.
Délibérément calqué sur l’affectivité du compositeur, l’oratorio de Beethoven ne suit pas fidèlement le récit biblique de la Passion. Il en évoque plutôt, à la manière romantique, les angoisses du Christ et ses espérances divines, dans une musique impressionniste assortie d’une orchestration impressionnante. Au plan purement musical, il est indéniable que Beethoven nous a laissé, avec Le Christ au Mont des oliviers, une œuvre fort belle, dont on ne peut que s’étonner qu’elle ne soit pas davantage jouée et connue. Il nous est donc apparu opportun de donner la place qu’il convient à cet unique oratorio de Beethoven, à l’occasion du 250e anniversaire de sa naissance, en le présentant au public genevois lors de notre grand concert de la Semaine Sainte le jour du Vendredi-Saint 2020.

OPFERLIED, op. 121b

Die Flamme lodert, milder Schein Durchglänzt den düstern Eichenhain Und Weihrauchdüfte wallen.

O neig’ ein gnädig Ohr zu mir Und laß des Jünglings Opfer dir, Du Höchster, wohl gefallen!

Sei stets der Freiheit Wehr und Schild! Dein Lebensgeist durchatme mild Luft, Erde, Feu’r und Fluten!

Gib mir als Jüngling und als Greis Am väterlichen Herd, o Zeus, Das Schöne zu dem Guten!

Ce poème de Friedrich von Matthisson (1761-1831), dont le compositeur était un admirateur et qui lui avait déjà inspiré quelques lieder, intitulé “Opferlied” (Chant du Sacrifice) a séduit Beethoven dès sa parution aux alentours de 1790 à Bonn. En particulier le dernier vers qu’il citera à plusieurs reprises seul dans ses manuscrits ultérieurs : “Das Schöne zu dem Guten!”
En l’espace de 30 ans, le compositeur écrira pas moins de quatre versions de ce texte qu’il affectionnait particulièrement, tout comme d’ailleurs celui de l’Ode à la Joie, textes qui l’auront accompagné tout au long de son parcours de vie. La première version date de 1794, elle n’est accessible qu’en manuscrit. La deuxième version date des années 1801 – 1802. Beethoven, alors en pleine crise existentielle, la publiera à côté de son oratorio. Puis, 20 ans plus tard, il en donnera une troisième version pour trois solistes, choeur et orchestre.

Enfin, en 1824, année de la création de sa 9e symphonie, Beethoven revoit une ultime fois la copie de son Opferlied en le concentrant sur une seule soliste, choeur et orchestre, ce dernier sans flûtes ni hautbois (op. 121b). C’est cette version que nous avons retenue pour la simplicité et la sobriété de son écriture, le parfait équilibre entre le choeur, la soliste et l’orchestre, sa gravité, sa profondeur, mais aussi sa sérénité. Ecrite dans la tonalité lumineuse de mi majeur, cette pièce offre en peu de mesures, sur des mots très forts, une mélodie chaleureuse, solennelle, qui résonne comme une prière, comme un hymne de foi en la beauté. Cette pièce, également très peu connue, nous touche aussi simplement que l’Ave Verum de Mozart.
Beethoven aura renoncé à un mariage et à une famille, faute de moyens. Il aura également renoncé à la vie en société en raison de sa surdité ; sa vie n’aura été qu’un immense sacrifice, consenti sur l’autel de l’Art, sur celui de la Beauté. Il l’écrira dans ses notes :
Soumission, soumission profonde à ton destin : tu ne peux plus exister pour toi, mais seulement pour les autres ; pour toi, il n’y a plus de bonheur qu’en ton art. O Dieu, donne-moi la force de me vaincre !

AN DIE FREUDE, FINAL DE LA 9e SYMPHONIE, op.125.

Pour ce final avec choeur, tout comme pour l’Opferlied, Beethoven magnifiera des textes dont il fut hanté dès sa jeunesse. Il est intéressant de relever que, dans les deux cas, il écrivit une première version autour de ses 25 ans, mais ne leur trouvera une forme définitive que près de trente ans plus tard.
Neuf ans avant la création de la Neuvième Symphonie, Beethoven résume en une phrase ce qui va devenir à bien des égards l’oeuvre de toute sa vie (1815) :
Nous sommes limités, eu égard à l’infinité de l’esprit, car nous sommes uniquement nés pour la joie et pour la souffrance. Et l’on pourrait presque dire que les plus éminents s’emparent de la joie par la souffrance (Durch Leiden, Freude) .

Ainsi que le décrit Moscheles, l’expression habituelle de Beethoven était depuis toujours la mélancolie, « une tristesse incurable ». Et c’est de cette âme sensible, de ce parcours semé d’obstacles, que surgira le chantre universel de la joie… Rappelons que, au moment de l’écriture de sa neuvième symphonie, la surdité était devenue complète. Depuis l’automne de 1815, le musicien n’a plus de relations que par écrit avec ses semblables. Le plus ancien cahier de conversation date de 1816. On connaît par ailleurs le douloureux récit de Schindler sur la représentation de Fidelio, en 1822. «Beethoven demanda à diriger la répétition générale…. Dès le duetto du premier acte, il fut évident qu’il n’entendait rien de ce qui se passait sur la scène. Il retardait considérablement le mouvement ; et, tandis que l’orchestre suivait son bâton, les chanteurs pressaient pour leur compte. Il s’ensuivit une confusion générale… Quand je fus près de lui, il me présenta son carnet et me fit signe d’écrire. Je traçai ces mots : « Je vous supplie de ne pas continuer ; je vous expliquerai à la maison pourquoi ». D’un bond, il sauta dans le parterre, me criant : « Sortons vite ! » Il courut d’un trait jusqu’à sa maison ; il entra et se laissa tomber inerte sur un divan, se couvrant le visage avec les deux mains ; il resta ainsi jusqu’à l’heure du repas. A table, il ne fut pas possible d’en tirer une parole ; il conservait l’expression de l’abattement et de la douleur la plus profonde…. Il avait été frappé au coeur, et, jusqu’au jour de sa mort, il vécut sous l’impression de cette terrible scène . »

C’est du fond de cet abı̂me de tristesse que Beethoven entreprit de célébrer la Joie, projet de toute sa vie. Il y pensait déjà dès 1793 à Bonn. Toute sa vie, il voulut chanter la Joie, et en faire le couronnement de l’une de ses grandes oeuvres. Toute sa vie, il rechercha la forme exacte de l’hymne, et l’oeuvre où il pourrait lui donner place. Remarquons que la Neuvième n’est pas intitulée, selon l’usage, Symphonie avec choeurs, mais Symphonie avec un choeur final sur l’Ode à la Joie. Mais la mode à Vienne était plus à l’opéra qu’à une symphonie sacrée, et Beethoven, se sentant abandonné, songeait à s’installer en Angleterre. Ce sont les propos encourageants d’amis tels que ceux-ci qui le retinrent : « Nous savons que vous avez écrit une nouvelle composition de musique sacrée, où vous avez exprimé les sentiments que vous inspire votre foi profonde. La lumière surnaturelle qui pénètre votre grande âme l’illumine (…) Votre absence, pendant ces dernières années, affligeait tous ceux qui avaient les yeux tournés vers vous. Tous pensaient avec tristesse que l’homme de génie, placé si haut parmi les vivants, restait silencieux, faisant tomber dans l’oubli les productions de l’art allemand (…) De vous seul la nation attend un nouveau règne du vrai et du beau, en dépit de la mode du jour… ». Beethoven fut profondément ému par ces paroles. Et le 7 mai 1824 eut lieu à Vienne la première audition de la Neuvième Symphonie. Le succès fut triomphal. Quand Beethoven parut, il fut accueilli par cinq salves d’applaudissements ; la coutume étant de n’en faire que trois pour l’entrée de la famille impériale. La police dut mettre fin aux manifestations. La symphonie souleva un enthousiasme frénétique. Beaucoup pleuraient. Beethoven s’évanouit d’émotion après le concert. Sa vie n’en fut point pour autant plus facile ni changée. Il se retrouva pauvre, malade, solitaire, mais vainqueur. Vainqueur de la médiocrité des hommes, vainqueur de sa souffrance et de son propre destin.   « Sacrifie, sacrifie toujours les niaiseries de la vie à ton art ! »

Cette victoire sera célébrée par l’entrée des choeurs dans le final d’une oeuvre instrumentale, une première dans l’histoire de la symphonie, consacrant la voix instrument vivant, au même titre que les autres pupitres. Cette innovation, à elle seule, mérite un véritable éclat de Joie. La question pourrait se poser de savoir si, une ode qui célèbre la Joie s’assortit à la commémoration du Vendredi Saint. Il nous est apparu que cette oeuvre s’imposait comme une évidence. Après l’oratorio Christus am Oelberge et l’Opferlied, elle en est comme l’aboutissement. Il serait triste et historiquement injuste d’en rester là. Car la Joie que l’on chante ici n’est ni facile ni printanière. C’est la résultante de la métamorphose de la souffrance d’un homme mort – comme il le disait de lui-même –, d’un homme sourd qui a été rendu à la vie, grâce à une musique intérieure, venue d’ailleurs. Une joie qui jaillit en musique, ou une musique qui répand la joie comme une source cachée, après les coups durs du destin. La victoire de l’être intérieur sur l’être extérieur, de la vie sur la mort. Et dans cette joie qui aspire à se répandre sur toute l’humanité, Beethoven abat des frontières, fait tomber des murs. Non pas ceux entre les peuples seulement, mais ceux entre le sensible et le suprasensible, ce monde et l’autre, l’audible et l’inaudible, le visible et l’invisible, le mortel et l’immortel. « Socrate et Jésus ont été mes modèles. » Telle est la grandeur de celui qui, par sa vie et par ses oeuvres, a voulu affirmer héroïquement son inébranlable foi en l’Humanité. C’est ainsi que, s’adressant à la municipalité de Vienne, le 1er février 1819, il écrit :
Je veux prouver que quiconque agit bien et noblement peut par cela même supporter le malheur.

Florence Kraft

Les interprètes